C’était la veille de Noël et je souffrais d’une otite. Ou d’un mal de gorge. Bref, un de ces maux anodins mais douloureux qui amènent à consulter un médecin pour tenter de raccourcir le temps de guérison et de diminuer la douleur.
Mon médecin d’alors était père de famille, sportif aguerri et formé en sauvetage en montagne, bref, pas vraiment le genre à s’épancher facilement sur les maux de l’âme.
En fin de consultation, j’ai eu l’impression de le voir se décomposer devant moi.
« Vous savez où je vais, ce soir (le 24 décembre, donc…), Isabelle ?
- Non !
- Je vais dans une famille où le père abuse de sa fille, une adolescente. C’est d’une tristesse !
- …..
- Si vous saviez le nombre de cas d’inceste que je connais par mon cabinet ! »
Et c’est ainsi que j’ai appris que l’inceste n’était pas un mot qui serait passé de mode, mais qu’il recouvrait une réalité bien d’aujourd’hui, essentiellement taboue et donc, comme tout ce qui l’est, insuffisamment prise en compte et mal prise en charge.
Quelques années plus tard, j’ouvrais mon propre cabinet de thérapie et de développement personnel et c’est donc, suite à ces confidences atterrées de la veillée de Noël que je n’oublierai jamais, avec un peu moins de surprise que j’ai alors, moi aussi, commencé à être confrontée à des cas d’inceste, d’actes sexuels subis au sein de la famille et commis par des membres de celle-ci ou parfois par des proches, amis des parents.
Il y a maintenant plus de 15 ans que, de manière tout à fait régulière, sans que ce soit souvent le premier motif de consultation, j’entends des récits d’abus et je peux donc dire avec certitude que la notion de « droit de cuissage » n’a hélas pas disparu de notre société.
Je peux affirmer avec tout aussi d’assurance que, même si c’est moins fréquent, les femmes aussi peuvent abuser d’enfants, y compris des leurs.
En novembre 2018, mon amie et collègue en recueil de récits de vie, Caroline Mauron, publiait aux Editions Entreligne « Si près de chez nous, tellement tabou ! » et je vous invite à découvrir cet ouvrage pudique, explicite sans tomber dans le voyeurisme, où 9 femmes et 1 homme témoignent d’abus subis dans l’enfance. J’y ai ajouté mon grain de sel, dans un court chapitre où je parle de l’illusion qu’il y a à penser que des démarches pénales puissent être, seules, réparatrices. Le livre de Caroline est pour moi exemplaire car, mentionnant des abus de gravité diverse, si on les considère de l’extérieur, il permet de comprendre comment, à l’adolescence, de simples propositions non désirées peuvent perturber de manière importante la vie d’un-e jeune.
La réalité est qu’hélas, on ne se remet pas, jamais, ou pas totalement, de s’être vu emprunter son corps comme s’il était un objet, contre son gré, l’abus sexuel étant l’abus physique et psychologique le plus intime et donc celui susceptible de plus mettre en péril le développement d’un enfant ou d’un adolescent.
Devant de telles conséquences, et alors que, pour quelques claques, des enfants sont temporairement placés (je ne tente pas de banaliser les châtiments corporels, mais de mettre en perspective différentes formes de violence), on se dit que, en 2020, en Suisse, tout à fait certainement, les mineurs victimes d’abus sexuels doivent être mis à l’abri par les professionnels et autorités de la protection de l’enfance.
Or, ce n’est pas systématiquement le cas, loin de là. A un point tel, d’ailleurs, que c’en est perturbant et qu’on en vient à penser que la violence sexuelle est banalisée.
Le pire auquel un père qui divorce peut être confronté, ce sont des accusations d’abus sexuel de ses enfants qui ne correspondent à aucune réalité. Cet état de fait s’est d’ailleurs répété tellement de fois que, lorsqu’ils sont en situation de haut conflit, certains pères ne restent pas seuls avec leurs enfants lorsqu’ils exercent leurs droits de visite, du moins pas la nuit, par peur de fausses accusations.
C’est peut-être par excès de prudence et par peur d’accuser faussement que des signalements d’abus sexuel sont banalisés. C’est sans doute aussi parce qu’on se fait une fausse idée du profil ou de l’aspect ou du comportement général d’un adulte qui en vient à abuser sexuellement d’un enfant.
De même que, hors du cas du querelleur qui se bat partout et dont nul ne s’étonne(rait) qu’il cogne également à la maison, le fait de se montrer violent-e dans son foyer n’est pas décelable facilement par les personnes extérieures, non, l’abuseur-se n’a pas de profil particulier qui le signalerait au premier regard…
Des récits entendus dans l’exercice de ma profession, j’ai pu déduire qu’il y avait deux types d’abuseur-ses. Les personnalités narcissiques, quasi sociopathes et dénuées d’empathie, qui réduisent autrui au rang d’objet (et, au vu du nombre d’ouvrages sur le sujet, on sait tous que la perversion narcissique ne se décèle pas facilement) et les personnes émotionnellement immatures, inconscientes, du moins partiellement, du mal qu’elles font et qui se sont convaincues que des échanges intimes avec un mineur serait une manière non seulement acceptable, mais privilégiée, d’échanger de l’ « amour ». Les représentant-e-s de cette catégorie-là sont souvent attachant-e-s, chaleureux-ses et lorsque les abus sont dénoncés ils / elles s’effondrent, se victimisant car leur immaturité émotionnelle facilite peu une quelconque prise de responsabilité.
Comment décèle-t-on la violence physique subie par un mineur qui ne s’en plaint pas ? Par des traces sur son corps.
Comment décèle-t-on la violence sexuelle subie par un mineur qui ne s’en plaint pas ? Egalement par différents signes physiques, que toute personne qui donne des soins à l’enfant peut constater. Par un rapport à la sexualité inhabituel, avec une répulsion envers tout ce qui a trait à l’intime ou, au contraire, un intérêt démesuré, qui conduit l’enfant à se masturber très fréquemment, à vouloir toucher ses petits camarades (en reproduisant ce qu’on lui fait), à avoir une distance physique inadéquate avec les adultes. Bref, il y a toute une liste de comportements particuliers qui signent presqu’à coup sûr l’irruption d’une sexualité non désirée dans la vie d’un enfant.
Or, si, pour déceler la violence physique, on observe l’enfant, une espèce de tabou, d’interdit, de déni qui sert à éviter de réaliser l’inconcevable, lorsqu’il y a suspicion d’actes sexuels, qui regarde-t-on ? Le présumé agresseur, homme ou femme qui, bien évidemment, ne porte pas sur son visage le trouble dont il est lui-même affecté. Et on en vient – je l’ai constaté à plusieurs reprises – à faire fi, à oublier délibérément, à ne pas tenir compte de signes tout à fait éloquents qui attestent clairement de la situation parce qu'on ne trouve pas d'agresseur qui aurait "la tête de l'emploi", ce dont on déduit que l'abus n'existe pas.
On en vient aussi à enfreindre le Code de Procédure Pénal qui dit clairement ce qu’il faut entreprendre, comment, dans quel délai, en cas de suspicion.
L’enfant victime d’abus devient alors victime d’une société complaisante qui n’ose pas regarder en face l’un des maux qui la ronge.
A mon Ami Cosimo, mort de n’avoir jamais pu ou su comment faire pour accepter d’avoir été un enfant abusé.
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